21 de junho de 2016

LACAN QUOTIDIEN. BRUXELLES - MA BELLE par Yves Vanderveken


Leurs noms commencent seulement – sept jours plus tard ! – à pouvoir se dire. Corps mutilés et criblés par l’explosion de valises et de sacs, marmites de grenaille conçues comme ça, pour ça, par quelques salopards. Entre Paris, Bagdad et Lahore, comme maintenant presque partout dans le monde. Toujours au nom de la même Chose. Plus ou moins ciblé, mais toujours à l’aveugle.

Au-delà des victimes, Bruxelles. Se souvient-on avoir connu la ville – et, au-delà, ose-t- on croire, le pays – aussi secoués que durant cette semaine folle ? Les réseaux de téléphone mobile saturés au cours des évènements, empêchant chacun de joindre ses proches, les sirènes incessantes des secours, un déploiement militaire et policier qu’on ne soupçonnait pas, hélicoptères, drones, des quartiers entiers successivement bouclés, au fl des heures, des jours et des émissions spéciales à la radio et à la télévision. Arrestations, perquisitions, déminages, tirs sur des suspects, en direct et en continu, commentés jusqu’à l’overdose. Des petits groupes des forces spéciales rencontrés au commerce du coin se désaltérant dans un moment de répit. Une population hébétée et collaborative ou, de-ci-delà, remontée et provocante.

Identitaire belgitude

Bruxelles, dorénavant affublée du qualifcatif « ma belle », après son blackout préventif mémorable et inouï d’il y a quelques semaines (1), aura donc connu sa pire attaque depuis la deuxième guerre mondiale. La ville semblait reprendre souffe dimanche. Jusqu’à l’arrivée – oserait-on dire surréaliste dans son déroulement – sur les lieux de recueillement cosmopolite qu’est devenu l’espace piétonnier devant la Bourse d’un quarteron d’ hooligans, mi-vengeurs mi- avinés, voulant démontrer qu’ils allaient être le recours musclé pour une population apeurée et jugée trop conciliante, la police (de Bruxelles ou de Flandre – allez savoir, c’est la polémique politique du jour) n’ayant pas pu ou n’ayant pas voulu les arrêter. Le tout fut diffusé en direct par la télévision fnlandaise qui, avec celles du monde entier, a pris là ses quartiers. À côté du renvoi des responsabilités, les arguments pleuvent. Les uns disent n’avoir pas voulu

« augmenter les frustrations », les autres qu’ils ne pouvaient intervenir tant qu’il n’y avait « pas d’infraction commise ». Le démon populiste, communautaire et nationaliste rit dans sa barbe, la belle âme humaniste crie « aux fascistes famands ayant sali Bruxelles ». 


C’est semble-t-il une immense tristesse qui domine et un nouveau réveil des plus brutaux.

N’en rien vouloir savoir…

Florence Aubenas, présente à Bruxelles, a senti une ville qui s’y attendait. C’est sans compter sur la force du « ne-rien-vouloir-savoir » de l’inconscient. L’inconscient nous berce de l’illusion que cela n’arrivera pas, là, chez nous, dans ce qui nous est si familier. Dès la première explosion de Zaventem, les Bruxellois ont compris ce qui se passait. Ils le savaient , mais d’un savoir dont ils ne voulaient rien savoir jusque-là. Dans les milieux populaires, sachant que les terroristes étaient aussi de « chez nous », circulait à bas bruit l’idée : « “Ils” ne le feront pas ici ». C’est ce « ne rien vouloir savoir » qui est à l’œuvre. Depuis longtemps. Sa force est destructrice. Il est le moteur de la généalogie des évènements qui répondront, à tous les étages, à la question qui tourne en boucle : « Comment en est-on arrivé là ? ». Partout, un savoir était là. Il y manquait le point de capiton. C’est de structure. Est-ce spécifquement belge ? Ceux qui le croient pourraient avoir à faire face à un réveil tout aussi douloureux.

Le détachement, l’absurde, le surréalisme, cet « humour qu’ils ne nous prendront pas », bref cette belgitude, celle qui se permet d’affrmer qu’une pipe n’est pas une pipe, parie sur le signifant, et son jeu. Elle en gagne un plus-de-jouir, auquel elle se rend compte qu’elle tient plus que tout. On l’a constaté ces derniers jours : Sur les réseaux sociaux sur les radios et jusque sur les plateaux des télévisions françaises tout comme chez les dessinateurs de presse, elle donne encore le change. Elle continue à faire l’admiration, à produire une identité. C’est un point d’ancrage. « C’est ce qui fait notre charme », dit-on. C’est aussi une identifcation – certes qui se dédit et se moque d’elle-même, mais une identifcation tout de même. En effet, elle ne disparaitra pas. Elle est en elle-même indestructible. « Amis terroristes, les personnes à qui vous faites peur n’existent même pas », dit un jeune youtubeur qui fait le buzz (2). Les corps eux, en revanche, existent bel et bien, et ils disparaissent contrairement aux identifcations. On tue pour des semblants des identifcations et les modes de jouir qu’ils déterminent et fxent. Depuis toujours. Pas d’humour identitaire qui tienne à ce niveau : c’est, le jeu de la mort. Nous l’avions, ici, un peu trop oublié.

Le modèle belge a vécu de son sens du compromis. Le lieu où « un arrangement compliqué vaut mieux qu’un affrontement simple » (3). Il est en cela même un symptôme. Les institutions européennes en sont le refet. Ne disait-on pas que c’était ce qui permettait l’existence de ce pays aux identités fragmentées sans que l’on y dénombre un seul mort?

Un premier ministre de poids se targuait de ne pas s’occuper d’un problème tant qu’il n’existait pas. Là, il semble bien y en avoir un. Un nouveau, de taille. Il a lentement mûri. Il explose aujourd’hui. Comment l’aborderons-nous ? Saurons-nous garder quelque chose de la complexité là où le discours populiste ambiant comme la non-dialectique djihadiste la prennent en haine pour prôner à sa place la simplifcation, y compris dans d’autres secteurs, la santé mentale par exemple ? Tout en ne nous laissant pas nous endormir dans les labyrinthes du signifant ?

La machine à oublier le réel

Le pays –principalement dans sa sphère politique– ne s’est pas effondré (sur le terrain tout le monde était au charbon, et plutôt bien semble-t-il) mais il a vacillé. C’était palpable et d’autant plus marquant que la semaine avait commencé par un moment d’euphorie belgo-française lors de l’arrestation de l’un des terroristes. Le ministre de la justice, pseudo-démissionnaire dans la tourmente, semblait avoir pris le poids de cette vacillation en pleine face. S’il se disait que la Belgique vivait la semaine la plus noire de son histoire, c’est que la mémoire, et l’inconscient, fonctionnent aussi comme machine à oublier le réel. Ce ministre le rappelait à son corps défendant, en faisant référence à l’affaire Dutroux. Rajoutons-y la période, toujours non- élucidée, des tueries dites du Brabant dans les supermarchés au début des années quatre-vingt.

La semaine politique et médiatique nous rappelait effectivement les années de l’affaire Dutroux. Un magistrat bruxellois annonçait, il y a quelques mois, que le dégraissement toujours plus poussé des services publics pour cause de réduction du défcit budgétaire préparait une nouvelle affaire de ce type. Il se félicite aujourd’hui d’avoir vu juste. Il est probable que nous nous préparions en effet à revivre une période de crise majeure dont la Belgique a le secret.

C’est le choix que le politique a fait, en convoquant d’emblée, une commission d’enquête parlementaire. Nous avons ainsi vécu un vendredi 25 mars lui aussi surréaliste, où se sont tenus simultanément un jour de deuil national avec le rassemblement massif de la population et de ses offciels en plein centre de Bruxelles, à quelques pas de là la poursuite des perquisitions-arrestations et de la traque des suspects encore en liberté et, à la chambre des représentants, le début de la dite commission d’enquête qui mettait sur le grill les principaux ministres concernés, renvoyant les fautes sur leur service et à l’enquête en cours au moment- même. Comme si chacun, éloigné de quelques centaines de mètres, vivait dans un monde séparé.

Les politiques se sont donnés les vacances pascales, mais il y a fort à parier qu’après, les spectateurs belges, sidérés et stupéfaits devant leurs écrans, revivront les mêmes scènes faisant état à la fois du malentendu structurel, mais aussi de la haine et des concurrences que se vouent les différents services de l’État. Cela a déjà commencé. La Belgique a le secret de montrer en place publique son éclatement et ses défauts. Pour la fascination de ses citoyens, et la jouissance des autres. Il paraît que sera pour un mieux, et pour que cela ne « puisse plus se reproduire »… L’expérience montre que cela œuvre parfois au contraire.

Dans cet ensemble, le témoignage du chef de la police judiciaire appelle l’attention à un réel. Juste avant les attentats, il témoignait précisément du point de capiton qu’avait été pour lui et ses services le voyage de retour de Verviers (4), où ils avaient, armes à la main, démantelé une partie de la cellule attachée aux attentats de Paris et Bruxelles et ainsi empêché un premier attentat sur le sol belge. « Nous sommes restés silencieux, disait-il en substance, en ayant fait l’expérience dans notre carrière de quelque chose de totalement neuf. Jamais nous n’avions rencontré des individus aussi déterminés, pour qui la vie, celle de nos hommes et la leur, ne comptait absolument pas. Là, nous nous sommes dit que nous étions entrés dans autre chose ». Il faudra construire un savoir, y compris un savoir-y-faire, avec cela. 

Notes:
1 : Après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris
2 : http://www.huffngtonpost.fr/2016/03/23/video-gui-home-attentats-bruxelles-belgique- facebook_n_9534386.html.
3 : http://www.liberation.fr/planete/2016/03/22/le-chagrin-des-belges_1441298
4 : Le 15 janvier 2015, après une opération antiterroriste dans le quartier du palais de justice de Verviers, à l'est de la Belgique

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